de Saint-Hippolyte du Fort ... et du monde
Valatougès

Réflexion sur l’eau

L'eau à St-Hippolyte du Fort.

Il m’arrive souvent de m’étonner, en observant nos paysages, de ces siècles qui nous séparent de l’apogée romaine.

Pas tant en termes de monuments grandioses ou d’empires politiques, mais sur quelque chose d’aussi basique, et en même temps essentiel, que la gestion de l’eau.

Ce n’est, ici à Saint-Hippolyte-du-Fort, qu’au tout début du XVIIIe siècle qu’on commence vraiment à aménager des bassins autour des fontaines — non pas simplement pour capter une source jaillissant à même le sol ou un rocher, mais pour organiser cette eau, la redistribuer, la maîtriser sans la gaspiller.

Cela, les Romains le faisaient déjà avec un raffinement et une efficacité impressionnants… et il nous aura fallu plus d’un millénaire pour en retrouver les principes les plus élémentaires.

Bien sûr, la chute de Rome a été suivie de siècles de conflits, de discontinuités, de pertes de savoirs. La transmission intergénérationnelle a souvent été rompue : par les guerres, les famines, les épidémies, ou simplement par l’absence d’un père capable d’enseigner un savoir, et d’un fils en état de le recevoir. Ce que nous appelons parfois “le Moyen Âge” fut, sur bien des plans, un redémarrage depuis des bases rudimentaires : de simples filets d’eau canalisés de manière rustique, des usages limités à l’essentiel, sans grande vision d’ensemble.

Je pense pour ma part que l’expression anglo-saxonne Dark Ages — que l’on peut traduire littéralement par “Âges sombres” — illustre bien cette perte de relais entre les savoirs de cette civilisation à la nôtre.

D’une manière générale, il n’y a jamais eu de véritable transmission directe entre les civilisations majeures. Ce sont plutôt des redémarrages successifs, entrecoupés d’oublis. Le savoir romain ne s’est pas transmis en ligne droite vers l’Europe médiévale. Il a été réintroduit de façon fragmentaire, parfois par l’Espagne musulmane, parfois via les croisades, parfois grâce aux échanges commerciaux ou aux traductions de manuscrits anciens, au prix d’un long processus de réappropriation.

Et pourtant, malgré ces apports, malgré les avancées ponctuelles, il a fallu attendre l’époque moderne pour que l’on commence à penser les fontaines comme des ouvrages fonctionnels, destinés à structurer l’espace public et à réutiliser intelligemment une ressource précieuse.

Ce qui me frappe surtout, c’est que les Cigalois du XVIIe siècle faisaient preuve d’une forme de sagesse technique qu’on a fini par perdre. Les réseaux anciens fonctionnaient uniquement par gravité, sans pompe, sans dépendance à une source d’énergie extérieure. Ils reposaient sur des lois simples de physique : vases communicants, écoulement naturel, retenue d’eau. Et cela suffisait.

À l’inverse, le monde que nous avons bâti aujourd’hui repose sur une complexité qui nous dépasse. Nos réseaux d’eau sont enfouis, dépendants de moteurs, d’ordinateurs, de produits chimiques. Ils sont inaccessibles sans expertise, coûteux à entretenir, et fragiles.

Et surtout, ils ne sont pas pensés pour durer. Ce n’est pas anodin que, malgré les grands discours sur la préciosité de l’eau, les pertes sur le réseau d’eau potable à St-Hippolyte aient atteint 43,7 % en 2024.

Quarante-trois pour cent ! Et personne ne semble s’en émouvoir…

Là où les civilisations passées laissaient des traces que la nature pouvait absorber, nous laissons derrière nous des matériaux qui ne se décomposeront pas : béton, plastiques, bitume, câbles, déchets chimiques. Ce que nous construisons ne s’effacera pas. Nous bâtissons des ruines qui ne disparaîtront pas.

Cela pose une question essentielle : avons-nous, aujourd’hui, une vision d’avenir ? Ou sommes-nous dans une forme de fuite en avant, où seuls comptent les bénéfices immédiats, les besoins supposés du moment, sans penser au long terme ? Il suffit d’observer l’explosion de la dette souveraine, que plus personne ne semble vraiment prendre au sérieux. C’est un système fondé sur le court terme, où tout est consommé dans l’instant.

Les villes s’étendent, comme Montpellier, qui grandit chaque année et cherche désormais à puiser dans nos nappes phréatiques pour accompagner sa croissance. Une ville de plus de 300 000 habitants, qui se présente volontiers comme vertueuse sur le plan écologique, mais qui, pour répondre à ses besoins, se tourne vers les ressources d’ailleurs — ici, vers le piémont cévenol. Et pendant ce temps, ici même, on nous interdit parfois d’utiliser les sources locales, on complexifie les usages de l’eau, on rend illisibles les systèmes les plus simples.

Quel serait l’impact sur notre environnement hydraulique, si Montpellier venait un jour à puiser massivement dans nos nappes ? Qui en mesure les conséquences ? Qui les assume ?

Ce paradoxe est criant : nous avons l’eau, mais nous ne savons plus nous en servir. Nous avons des infrastructures anciennes, mais nous les laissons tomber en ruine faute de les connaître ou de les valoriser.

Nous multiplions les réunions, les COP, les schémas, mais nous perdons de vue le bon sens et la transversalité. Chaque service travaille en solo, sans vision d’ensemble. L’administration se noie dans les procédures. Et nous continuons à alimenter un système qui, structurellement, ne peut pas durer.

Peut-être qu’il ne s’agit pas de revenir en arrière, mais simplement de prendre conscience de ce que nous savons déjà faire, et que nous avons oublié. Il y a ici, à portée de main, des modèles sobres, durables, éprouvés. Encore faudrait-il les regarder.

Et se poser, collectivement, la question de ce que nous voulons concrètement transmettre aux générations futures.

Illustration : Fontaine à vendre du côté d’Espaze

Jeroen van der Goot  avril 2025

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