Sur les apparences et les codes.
Ce matin, j’ai échangé quelques mots avec un homme que je croise de plus en plus souvent. Peut-être était-il là depuis longtemps, sans que je le voie vraiment.
Je l’avais d’abord remarqué à l’épicerie, puis ailleurs. Une présence discrète, un peu comme les anges des Ailes du désir de Wim Wenders — film que j’étais allé voir à sa sortie, sans en saisir toute la profondeur.
Ce petit bonhomme, jusqu’ici, se contentait de simples sourires. Ce matin, il s’est un peu confié. Ancien soudeur sur plateformes pétrolières, il travaillait à quarante mètres de haut ou dans les entrailles d’énormes structures métalliques.
Il a évoqué des bombardements, puis s’est arrêté là. Ce n’était pas le sujet. Il a juste précisé qu’il était parti à cause du comportement sexuel de ses collègues. Comme dans l’armée d’Alexandre le Grand, j’ai compris sans qu’il ait eu besoin d’insister.
Des figures comme la sienne, j’en ai rencontré plusieurs à Saint-Hippolyte. Des gens qu’on croit d’abord ordinaires, puis dont la richesse humaine se révèle peu à peu. Comme dans Forrest Gump, quand on découvre les mille façons de cuisiner les crevettes : ici aussi, les êtres sont multiples, inattendus, changeants.
J’ai ainsi croisé une femme un peu décousue, souvent dans la lune. Seule, vulnérable, incapable de formuler ses idées clairement. Et pourtant, par instants, elle avait des éclairs de lucidité qui dépassaient de loin mon entendement.
Je me suis aussi lié d’amitié avec une autre personne, longtemps fondue dans le décor. Petit à petit, elle s’est ouverte. Et j’ai découvert quelqu’un d’exceptionnel, autrefois reconnue pour ses talents et sa grande beauté, du temps où elle vivait en ville.
Et puis il y a ce montagnard discret, qui escalade régulièrement l’Himalaya. Pas pour se faire remarquer ni alimenter une page Wikipédia. Il grimpe pour nettoyer ce que d’autres laissent derrière eux. Je ne lui ai jamais parlé, mais je crois que nous nous connaissons déjà.
Parfois aussi, des visiteurs de passage s’installent pour un temps. Ce pourrait être pour le patrimoine, mais ce n’est pas tout.
À deux reprises, j’ai entendu des récits étonnants à leur propos : des familles locales invitées à Amsterdam, reçues par le maire, puis emmenées visiter un musée hérité par Monsieur, dont l’épouse fut dame de compagnie de la reine des Pays-Bas.
Ce genre d’histoire en dit long sur la simplicité de certains milieux qu’on imagine souvent inaccessibles. Une simplicité relationnelle difficile à concevoir ici, en France.
Cela me ramène à cette idée qu’on ne devrait jamais se fier aux apparences. Ni à la barbe, ni aux vêtements négligés ou trop bien choisis. Ce qu’on montre ne dit pas toujours qui l’on est — ni ce que l’on a été.
Ces réflexions me ramènent aussi aux codes. Ceux inscrits dans les façades du village, par exemple.
À Saint-Hippolyte, beaucoup de murs me paraissent en noir et blanc, ou en nuances de gris. Pas littéralement : plutôt comme s’ils étaient en attente de couleur, ou comme si celle-ci s’était effacée avec le temps. Comme sur les vieilles photographies : moins réalistes peut-être, mais plus ouvertes à l’interprétation.
J’ai toujours aimé le noir et blanc pour cela. Et la lenteur. Peut-être est-ce pour cela que les films d’aujourd’hui me fatiguent : trop de couleurs, trop d’action, trop d’effets et peu de messages. La couleur, quand elle surgit, devrait révéler. C’est ce que savent faire certaines intelligences artificielles : reconstituer du sens là où l’œil humain ne voit plus rien.
Les façades de Saint-Hippolyte me donnent parfois l’impression d’être des clichés anciens. Et je me surprends à rêver de ce qu’elles pourraient redevenir, si on trouvait un jour les moyens de les restaurer. Qui serait assez sensible pour en préserver les imperfections ? Pour garder ces détails discrets qui permettent de lire le passé ?
Je me souviens d’une visite qui m’a marqué. Un jour, j’ai reçu un appel d’une lectrice. J’ai été frappé par sa vivacité d’esprit. Quand elle m’a proposé de rejoindre un petit groupe pour voir un film d’art et d’essai, j’ai accepté.
L’endroit était à l’écart de tout, ce qui m’a donné une bonne excuse pour découvrir un coin du pays que je ne connaissais pas.
Je me suis retrouvé dans un univers inattendu : des gens presque en noir et blanc — ternes en apparence, parfois sans grande éducation, avec des dents en mauvais état. Je me suis assoupi pendant le film.
Mais à la fin, chacun s’est mis à commenter l’œuvre et le discours hésitant du réalisateur Hongrois qui s’exprimait en anglais. À ma grande surprise, tous parlaient avec justesse, dans un anglais maladroit mais assumé.
“Bienvenue chez les HPI*” ! m’a soufflé notre hôtesse, en souriant devant mes yeux écarquillés.
Je repense souvent à cette scène quand je vois des photos de la famille royale des Pays-Bas. Pourquoi tant de gens leur restent-ils attachés, alors que leur pouvoir est devenu symbolique ? Peut-être parce qu’ils incarnent quelque chose de plus profond que les élus : une forme de constance, de simplicité, de proximité.
Je ne suis pas de près la politique néerlandaise, mais je suis toujours ému d’apprendre qu’un Premier ministre s’y déplace à vélo.
Et surpris, vivant en France, de lire sur sa page Wikipédia des détails aussi intimes que son orientation sexuelle ou sa judéité — des sujets impensables à évoquer ici avec autant de naturel.
À un moment, la version néerlandaise mentionnait même qu’il “fonctionne à voile et à vapeur”, traduit plus tard par “union libre”.
Ayant moi-même évolué dans un univers relativement pudique, ce genre de précision m’importe peu. Ce qui me touche, c’est de savoir que nos reines successives ont toutes tricoté ou modelé la terre.
Quand je vois une photo de l’une d’elles en bottes trop grandes, visitant un site après une inondation, je pense à cette capacité qu’ont certains à ne pas craindre le ridicule. Et à ce lien subtil entre ce qu’on incarne et ce qu’on est.
Pour avoir moi-même pratiqué le modelage, je sais ce que c’est que de scruter un modèle avec intensité pour en restituer l’essence dans la glaise.
Ce qui me touche, ce sont ces détails discrets qui trahissent une humanité profonde. J’y repense chaque fois qu’un geste inattendu vient me cueillir, comme ce jour où j’ai découvert qu’un élu de la majorité me lit avec attention. Il m’a indirectement confié : “Surtout, ne jetez pas l’éponge. On apprend beaucoup grâce à vos articles.” Ce genre de phrase m’a profondément touché.
Car au fond, ce qui compte, ce n’est pas tant la personne que le ballon, comme on dit au foot. Il avait perçu le fil de mes réflexions, au-delà des maladresses ou des désaccords. Et cela m’a redonné de l’élan. Peut-être que, grâce à lui ou à d’autres, quelques portes s’ouvriront, là où elles étaient restées closes jusqu’ici.
Et puis, j’avoue que je suis attentif aux marques discrètes d’intérêt. Ces petits “likes**” qui apparaissent et disparaissent presque aussitôt, comme s’ils s’étaient échappés d’un élan trop visible.
Je n’en éprouve aucune déception — au contraire. J’y lis une forme d’hésitation quant au regard de l’autre, et paradoxalement, un encouragement à continuer.
* HPI : Haut potentiel intellectuel
** Mes articles paraissent généralement sur les réseaux sociaux, avant de les partager ici avec ceux et celles qui n’en font pas usage.
Illustration : Princesse Máxima, l’épouse de l’actuel roi des Pays-Bas, sans escorte aucune.
Jeroen van der Goot juin 2025