Le beffroi de St-Hippolyte du Fort.
Il se dresse depuis près de quatre siècles, massif, silencieux, presque oublié. Le beffroi de Saint-Hippolyte-du-Fort garde les marques d’un passé bien plus ambitieux que ne le laissent paraître ses murs austères.
Et pourtant, les archives ne manquent pas de superlatifs pour décrire le chantier lancé en 1646 : démolition de la tour précédente, nouvelle construction en pierre de taille, escalier en vis, croisée d’ogives, façade ornée, créneaux tout autour et couverture “à la façon du temple” construit vers 1560 et détruit à la révocation de l’Édit de Nantes.
Le projet de beffroi, lui, ne manque ni d’ambition, ni de panache. Onéreux, esthétiquement affirmé, et lourd de symboles religieux dans une région alors très disputée, il marque une volonté claire de s’élever. Littéralement.
L’horloge viendra peu après. La cloche, commandée par les notables protestants de la ville en 1650, sera mise en place l’année suivante par un maître horloger venu tout exprès d’Avignon, Georges Camelin. Il devait réaliser une cage en fer de trois mètres cinquante, suspendre la cloche, adjoindre un cadran solaire, un mécanisme de jaquemart et un système complet d’horlogerie. L’entretien à vie de l’ensemble faisait même partie du contrat.
De ces éléments prestigieux, que reste-t-il aujourd’hui ?
Peu visible, sinon un encadrement de porte en pierre à pointe de diamant, sur le flanc de la mairie. Contrairement à l’autre encadrement, visible rue Blanquerie — attribuable à la seconde moitié du règne de Louis XIII selon un de nos amis, historien de l’art — celui-ci est taillé dans une pierre plus brute, moins “ciselée”, et donne une impression de robustesse, presque de sévérité. Un contraste qui, dans l’esprit de l’époque, pourrait refléter la distinction entre une esthétique catholique et une sobriété protestante.
L’intérieur de la tour, lui, reste inaccessible. Depuis la rue, on devine un volume haut, peu ouvert. Deux petites fenêtres percent la maçonnerie. Presqu’aucune lumière ne semble destinée à l’escalier. Celui-ci, qui devait initialement être en vis, est aujourd’hui vraisemblablement à volées droites, possiblement en bois — ce qui ne garantirait pas une stabilité suffisante pour une tour aussi haute.
Une structure sans contreventement interne satisfaisant, qui a dû être consolidée par deux ceintures de câbles. On comprend qu’il y ait eu un problème structurel… car la tour, visiblement, a grandi bien au-delà de ce qu’elle devait être.
Les archives précisent en effet que “Plus que led entrepreneur elevera […] à la hauteur de cinq canes un pan” — soit environ 10,25 mètres. Or, l’actuel hôtel de ville, construit vers 1823, compte trois étages confortables, totalisant probablement entre 12 et 15 mètres à la corniche. Et le beffroi les surplombe nettement, atteignant près du triple de la hauteur prévue à l’origine.
Une tour de près de trente mètres, posée sur des fondations prévues pour dix. L’élévation semble s’être emballée. Comme si l’on avait voulu forcer le ciel, à la manière d’une Tour de Babel protestante, dressée dans un village cévenol.
Faut-il en conclure que les aménagements du XVIIe siècle n’ont jamais été réalisés ? Ou bien qu’ils ont été partiellement démontés, ou cloisonnés lors de remaniements ultérieurs ? Il est permis de le penser.
Le jaquemart n’a jamais été vu. La cloche, toujours mentionnée, semble suspendue à une structure métallique faite de profils tubulaires, qui évoque davantage un échafaudage de fortune qu’un élégant campanile forgé, comme on en attendrait du XVIIe siècle. Le mécanisme d’origine a disparu, de même que l’horloge que l’on distingue encore sur certaines cartes postales du début des années 1900.
Les quatre horloges actuelles semblent être électriques, aux cadrans plus petits et déplacés par rapport à la position d’origine. Aucune ne semble d’ailleurs indiquer la même heure.
En 1853, on sait pourtant que la cloche est toujours là. Elle ne sonne plus les prêches depuis longtemps, mais elle témoigne d’un passé protestant affirmé. Le reste, en revanche, est sujet à silence.
Et ce silence, à bien des égards, interroge. Peut-être y a-t-il des ouvertures ou des aménagements encore présents, dissimulés sous le crépi de la façade. Cela pourrait expliquer les désordres structurels que l’on observe aujourd’hui.
Il faut alors souligner tout l’intérêt de croiser les regards. Celui, rigoureux et sourcé, des amis de Clio, auteurs du remarquable catalogue de l’exposition “Pour qui sonne la cloche ?”, avec une lecture plus transversale, attentive aux écarts entre projet et réalité bâtie.
Ce dialogue fait émerger une donnée jusque-là peu évoquée : la silhouette même d’une ville telle qu’elle a évolué depuis le XVIIe siècle. Saint-Hippolyte a ainsi très largement gagné en verticalité. Une dimension de son histoire urbaine que nous avions jusqu’à présent eu du mal à identifier.
Le tableau de Jean-Jérôme Baugean (1764–1819), conservé au Musée du Désert et inclus dans les illustrations accompagnant cet article, montre une tour crénelée. Il semble donc bien que le programme initial ait, au moins partiellement, vu le jour. Mais dans quelle mesure, et pour combien de temps fut-il visible ?
Ce beffroi continue donc de fasciner et d’interroger. Il raconte à demi-mot l’histoire d’une ville qui, en 1646, rêvait haut, regardait loin, et affirmait fièrement ses choix religieux et politiques. À l’heure où la transparence du patrimoine devient une attente légitime, peut-être est-il temps d’en pousser la porte — au moins une fois l’an.
Jeroen van der Goot juin 2025