Les promesses du tout électrique.
1912, dans un garage tranquille quelque part aux États-Unis. Une femme en robe longue branche sa voiture à une prise murale.
Elle ne sent pas l’essence, elle ne manie pas de manivelle, elle ne fait pas de bruit. Elle se contente de brancher. Et repartira, en silence, sur une voiture électrique. C’était il y a plus d’un siècle.
Ce que cette image nous renvoie, c’est moins une promesse qu’un oubli. L’oubli que les transitions technologiques ne sont pas linéaires. Elles sont des récits, parfois tronqués, souvent orientés.
Car bien avant 1912 déjà, les véhicules électriques avaient conquis les cœurs des villes et des femmes. Silencieux, propres, faciles à démarrer. Même Clara Ford, l’épouse d’Henry, roulait en électrique.
Avant que le pétrole bon marché, l’obsession de la vitesse, et la production en série du modèle T ne referment brutalement cette première fenêtre.
Aujourd’hui, alors que l’on tente de relancer l’aventure, que les voitures électriques reviennent sur le devant de la scène comme si elles incarnaient la solution ultime, une question se pose : ne sommes-nous pas en train de reproduire les mêmes erreurs ?
Ou pire : d’en créer de nouvelles ?
À entendre les discours dominants, l’avenir est tout tracé. Il sera électrique, connecté, et probablement autonome. Mais on oublie trop vite que chaque virage technologique apporte ses dégâts collatéraux.
L’électricité n’est pas une source d’énergie magique ; elle a besoin d’être produite, stockée, transportée. Et pour cela, nous exploitons intensément le lithium, le cobalt, les terres rares, dans des conditions souvent opaques, parfois violentes. Nous ne remplaçons pas un système par un autre. Nous ajoutons un système à un autre, tout en estimant le purifier.
Pendant ce temps, des réalités concrètes restent dans l’angle mort : comment referons-nous nos routes, nos ponts, nos pneus ?
Peut-on sérieusement prétendre à une transition sans s’interroger sur la logistique des infrastructures, les impacts du transport de marchandises, ou encore la dépendance aux matériaux comme le bitume, le plastique, le sable ou le ciment — matériaux énergivores, émetteurs de CO₂ et déjà en tension ?
À titre d’exemple, on évoque aux États-Unis la nécessité de rénover plus de 60 % du réseau routier, sans compter les milliers de ponts vieillissants comme celui de Gênes, dont l’effondrement a rappelé au monde entier la précarité de nos ouvrages d’art.
Tout cela, dans un contexte de dette publique record et d’instabilité géopolitique croissante.
De la biomasse au charbon, du pétrole à l’électricité, notre trajectoire énergétique est celle d’une fuite en avant. Chaque ressource ouverte devient, tôt ou tard, un gouffre environnemental ou stratégique.
Nous exploitons le lithium en Amérique du Sud, le cobalt au Congo, le silicium en Chine. Nous appelons cela « verdissement », mais il s’agit surtout d’une redistribution des nuisances.
Et toujours la même question : qui décide ? Est-ce l’industrie pétrolière, le lobby nucléaire, les promoteurs de l’hydrogène, ou les géants du photovoltaïque ?
Chaque technologie a ses avocats, ses intérêts, ses campagnes. Chacun promet un avenir propre, à condition d’être le seul à le définir.
Il y eut pourtant un moment, dans l’histoire américaine, où une poignée d’hommes puissants cherchaient encore à penser globalement.
On connaît trop peu les “campeurs de fortune” que furent Rockefeller, Ford, Edison, Firestone, Westinghouse. Ensemble, ils partaient en expédition, entourés d’écrivains, de savants, d’écologistes avant l’heure.
Ils débattaient de progrès, mais aussi de limites. Ils savaient, comme le rappelait déjà Tesla, que toute technologie mal gouvernée est une démesure. Ce monde était imparfait, mais il possédait une vision d’ensemble — ce que nous avons peut-être perdu.
Aujourd’hui, l’Europe s’enlise dans des contradictions symboliques : quand Emmanuel Macron suggère un nom pour la papauté ou multiplie les gestes diplomatiques ambigus, quand Ursula von der Leyen avance masquée sous le poids de l’histoire allemande, on sent bien que le champ politique s’est lui aussi électrisé, fragmenté, déconnecté.
Et puis, il y a une autre menace, plus discrète, presque ironique : la tempête solaire. Plusieurs médias comme Le Monde ont relayé les mises en garde d’astronomes et de climatologues quant à la montée en puissance de l’activité solaire.
Une tempête électromagnétique pourrait, en quelques heures, griller nos serveurs, nos GPS, nos réseaux électriques. Et tout ce qui n’existe que numériquement – de nos cadastres à nos identités – pourrait disparaître dans l’éther.
Or, que fait-on ? On stocke nos savoirs, nos systèmes de paiement, nos communications, notre logistique, notre médecine, dans des serveurs. On dématérialise tout, jusqu’à la dernière signature. Le monde devient “smart” et “cloud”, mais surtout vulnérable, comme jamais dans l’histoire humaine.
Nous voilà proches du monde de Fahrenheit 451, où les livres brûlent à 451°F, où la mémoire s’efface à mesure qu’on la confie aux machines.
Bradbury y pointait déjà un monde où l’urgence, la distraction permanente, la technologie idolâtrée rendaient les hommes inaptes à penser. Un monde qui confondait savoir et données, innovation et sagesse.
La vraie modernité ne réside peut-être pas dans la dernière innovation, ni dans la vitesse de déploiement d’un réseau 5G ou d’un parc de bornes de recharge.
Elle réside dans notre capacité à penser la complexité, à faire cohabiter plusieurs énergies, plusieurs mobilités, plusieurs modes de vie.
À ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier. À ne pas foncer, une fois encore, tête baissée vers un avenir partiel présenté comme total.
Jeroen van der Goot juin 2025