La danseuse au Pradet.
Le jardin d’enfants du Pradet ressemble aujourd’hui à l’antithèse de toute aire de jeux. On se croirait ici dans le Bronx des années 1970.
En son sein, trône un petit rat d’opéra qui renvoie aux danseuses chères à Edgar Degas. De fil en aiguilles, on est projeté au Palais Garnier, où les installations permettaient également des liaisons avec les demoiselles identifiées sur scène.
Degas s’intéressait de près à cet univers de jambes levées, où les beaux messieurs faisaient la pluie et le beau temps des jolies recrues, généralement de basse extraction.
Au même titre qu’on allait aux types de spectacles, aujourd’hui encore, présentées à Pigalle-la-blanche, ceux de la haute se rendaient également aux ballets. Ceux-ci étant autrement plus « raffinés » que les cabarets dépeints par un Henri Toulouse-Lautrec.
En 1959, notre maire, André Molines, fût contacté par le secrétariat d’État à l’Éducation nationale – direction des Arts et métiers. Il voyait confier à notre bourg, en dépôt, une relique de cette belle époque. En l’occurrence, une petite ballerine de bronze qui, de toute évidence, encombrait les dépôts du Mobilier national.
Si l’œuvre ne frappe pas particulièrement par sa beauté, c’est qu’il s’agit peut-être d’une « œuvre de jeunesse » voire d’une « crotte », comme on dit si joliment dans le jargon du métier. Mais de là à en faire couler un bronze…
De qui au juste parlons-nous ?
Pour le savoir, il faut se pencher sur le socle de la statue. On y lit la mention DEI, comme on y lirait SEB (1).
Quelques recherches permettent de comprendre que la pièce est d’un certain Enzo DEI, sculpteur italien né à Bologne (Italie) en 1916, depuis naturalisé Français.
Du fait du fascisme naissant, et des expéditions punitives des « chemises noires » dans son pays natal, sa famille émigra à Nice.
À l’âge de 20 ans, Enzo sort premier de la section sculpture de l’École des Arts décoratifs. L’année suivante il intègre celle des Beaux-arts, à Paris. La gloire ne semble pas loin.
Ses professeurs voient en lui « un artiste exceptionnellement doué, une sorte de Mozart qui ne vit que pour son art (2) ».
À propos de notre petite orpheline culminant au-dessus des lambeaux de caoutchouc, le sculpteur Charles Despiau écrivit : « Cette statue est un chef-d’œuvre. L’œuvre de Dei est l’œuvre d’un jeune qui se cherche encore, mais elle est déjà très riche d’un talent que je pressens remarquable. »
Du fait de ses dons naturels, notre génie tombe également sous le couperet d’illustres détracteurs. On imagine ceux-ci aussi répugnants que les caricatures qu’en a faits Honoré Daumier.
En 1964, sous la houlette du Musée Rodin, est organisée une exposition regroupant des œuvres d’artistes aussi célèbres que Zadkine, Bourdelle et, bien sûr, Rodin. Parmi les 80 œuvres présentées, il y en a une, voire plusieurs, d’Enzo Dei.
De l’article qui a été tiré de l’évènement, nous apprenons qu’Enzo Dei a littéralement été assassiné, à l’âge de 31 ans.
Quant à notre petit rat, il se pourrait qu’il s’agisse de sa compagne, Claude B.
C’est la nuit. Demain, je rends mon article. Je rêve de cet univers de bouffons qui font la pluie et le beau. Avec, bien sûr, une pensée furtive pour La grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf, sans laquelle le Plan n’aurait pas été aussi abominablement saccagé.
De la splendide représentation de la compagne d’Enzo Dei, je comprends combien ils devaient s’aimer, l’un l’autre. Au point où Claude acceptait cette vie faite de froid et de faim.
Mais voilà qu’un infâme trublion de plus vient bousculer mon imagination : « Ya quelqu’ chose qui cloche là-dedans. Faut qu’ t’y retourne immédiat’ment (3) ! »
Comprenant que Boris Vian ne me lâchera pas, je sors du lit et rejoins mon bureau.
Cette histoire ne tient assurément pas debout : un plâtre des plus sublimes, une danseuse couverte d’éloges, cet antagoniste qui traite Dei de « faussaire » et un bronze plutôt décevant.
En repensant à l’article précieusement gardé par Gérard Duplan, je comprends enfin toute l’histoire.
Effectivement, l’article de Midi Libre (4) précise que notre ballerine correspond à la « réduction » d’une œuvre originale.
Par conséquent, on peut raisonnablement penser que cette splendeur n’ait pas survécu au « coup de photocopieuse à 75% » commandé par l’État.
Élémentaire, mon cher Watson : on ne travaille absolument pas pareil, selon qu’on crée quelque chose en petit ou en grand. Parfois ça passe mais parfois ça va direct à la cave.
Au début, notre danseuse au Pradet ne m’inspirait pas particulièrement. Mais maintenant que je connais et comprends toute l’histoire, je ne la regarderai plus jamais pareil.
- SEB : Société d’emboutissage de Besançon (fabriquant de cocotte-minute).
- Paul Landowski : auteur du Christ de Corcovado (Rio de Janeiro) et directeur de l’École des beaux-arts de Paris.
- Boris Vian : La java des bombes atomiques (chanson).
- Midi Libre du 7 février 1979
Remerciements à René Bastide, Midi Libre et Gérard Duplan qui m’auront permis de comprendre que l’article qui accompagnait la vente, joint au buste vendu par Philippe Glédel (antiquaire), ne peut s’appliquer qu’à notre néoCigaloise.
Jeroen van der Goot mars 2024