Le premier temple et le gué de la villa Mirial.
Il est difficile d’évoquer ce secteur de Saint-Hippolyte-du-Fort sans une certaine amertume.
Les strates qui s’y superposent racontent une histoire d’une rare densité, mais des interventions trop brutales ont brisé ce qui permettait encore de la lire.
La rue de Croix-Haute, que l’on aurait cru destinée à rejoindre naturellement le bas de la Grand’rue, prend en réalité naissance sur un point névralgique : le carrefour de Croix-Haute, situé sur l’Ancienne route de Ganges.
Or cette route n’est autre qu’un tronçon d’une grande voie romaine reliant Nîmes au pays des Ruthènes, autour de Rodez. De là, la rue s’écarte vers un autre point, imposant une chicane : la place de la Couronne.
J’ai longtemps pensé qu’il s’agissait d’un geste volontaire des architectes du roi, une manière de marquer symboliquement l’emplacement du premier temple détruit et de rebaptiser l’espace d’un nom chargé de sens. Mais si la porte de Montpellier est plus ancienne, alors cette place existait déjà, et la chicane n’était pas une invention politique : elle résultait d’une géométrie beaucoup plus ancienne.
Ce décalage trouve sans doute son explication dans un ancrage plus lointain encore : celui de la villa Mirial (l’actuel centre socio-culturel de la rue Fondeville), dont la tradition orale a conservé le souvenir.
Si l’on accepte l’hypothèse d’une implantation antique, peut-être une villa romaine tournée vers l’agriculture et l’élevage, on comprend que l’axe ait cherché à la rejoindre plutôt qu’à obéir à la logique interne d’un bourg médiéval. L’Argentesse, alors franchie à gué ou par un simple pont submersible, n’avait pas encore ses berges relevées pour servir de défense. La chicane cesse alors d’apparaître comme une aberration et devient au contraire le signe de la persistance d’usages très anciens, restés inscrits dans la topographie.
Au fil des siècles, les couches se sont empilées. Le temple réformé a marqué la place avant de disparaître. Les fortifications de la fin du XVIIe siècle ont figé certaines incohérences.
Plus tard, la D999 a traversé en diagonale, brouillant définitivement la lecture de l’ensemble. L’hospice, devenu hôpital, a lui aussi pesé sur l’évolution du lieu. Pourtant, tout indique que son entrée primitive se faisait par le bout de la rue de Croix-Haute, aujourd’hui réduite à une impasse. La façade tournée vers la place n’est qu’une recomposition tardive, presque une mise en scène. Les murs intérieurs ne mentent pas : la logique initiale se situait ailleurs.
Et la mémoire locale rappelle encore que le jardin avec fontaine, situé de l’autre côté de la place, était associé à l’hospice, preuve que les usages se sont superposés sans jamais totalement s’effacer.
C’est dans ce contexte qu’il faut évoquer la disparition de la porte de Montpellier et de son octroi. C’est, il faut le dire, une honte sans nom – et une tradition malheureuse qui perdure. Car au-delà de la perte d’un monument, c’est toute une articulation urbaine qui a disparu.
On invoque une raison pratique : la construction trop hâtive de l’église Saint-Pierre, surchargée d’une voûte, a exigé d’énormes butées de consolidation. Le poids public, installé là, a dû être déplacé et l’on choisit de l’implanter à la place de l’octroi de la porte de Montpellier.
Mais au lieu de chercher une solution respectueuse, on a agi dans la précipitation, sacrifiant sans scrupule ce qui existait. On imagine la scène : le pylône portant l’octroi abattu d’un coup, comme s’il n’était qu’un obstacle gênant. De ce geste brutal, il ne reste qu’un vide béant dans le tissu urbain.
Et pourtant, jusqu’au bout, l’octroi avait continué de témoigner de sa fonction. Peut-être y perçut-on les derniers droits de passage.
Ce n’était pas seulement une guérite fiscale, mais une clef de lecture entre le pont, la porte et la ville. Sa disparition, jointe à celle de la porte, a effacé un nœud essentiel où se lisait encore la logique des circulations anciennes.
Ce qui demeure aujourd’hui, c’est un paysage troué. Seul subsiste un pont visiblement construit dans l’urgence, mais privé de ses attaches : les limites de la ville ont été effacées, et l’ouvrage flotte désormais dans l’espace, livré à un environnement sans cohérence.
Car au-delà de l’Argentesse, le tissu n’a plus rien de l’ordonnancement ancien : c’est un patchwork de brics et de brocs, décousu face à l’axe de la rue de Croix-Haute.
Ce qui est frappant, c’est que jadis, malgré la rudesse des moyens, on semblait avoir le goût de l’efficacité et des formes justes, sans gaspiller l’espace. Les volumes savaient dialoguer entre eux, et il suffit de regarder l’accord presque musical entre les pylônes de l’ancienne porte et les lignes pyramidales du nouveau temple pour sentir cette harmonie. On avait cela dans les veines.
Aujourd’hui, alors même qu’une municipalité dispose d’un service d’urbanisme, on semble avoir perdu cette sensibilité élémentaire. Et c’est peut-être là, plus encore que dans la disparition des pierres, que réside le vrai drame : dans l’incapacité à percevoir la musique silencieuse que jouent les formes d’une ville.
Jeroen van der Goot octobre 2025