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Vidourle polymorphe

Vidourle polymorphe

Propriétés et risques d’un sous-sol karstique.

Dans le secteur dit du Haut-Vidourle, le cours d’eau a toujours eu le goût du mystère. Sous ses airs de simple écoulement cévenol, le Vidourle peut se montrer calme, rusé, et même caractériel, voire violent.

Il apparaît, disparaît, surgit au détour d’un rocher, s’évapore sous la plaine de Conqueyrac et ressurgit à Sauve, comme si de rien n’était. À croire qu’il joue à cache-cache, tel un galopin.

Cette étrange conduite trouve son explication dans la nature même du sol qu’il traverse. Ici, le sous-sol est karstique, c’est-à-dire formé de calcaires poreux et solubles que l’eau façonne patiemment depuis des millénaires. Peu à peu, l’infiltration ronge la roche, élargit les fissures, creuse des cavités, puis des galeries où les rivières finissent par s’engouffrer.

Le karst, c’est un labyrinthe invisible : un réseau d’éponges et de tunnels qui avale les eaux de surface pour les recracher plus loin, parfois à des kilomètres, par une résurgence. À l’inverse, là où la rivière s’effondre dans la terre, on parle de perte. Entre ces deux points, nul ne sait vraiment ce qu’il advient de l’eau : elle circule, s’égare, s’unit à d’autres cours, ou se perd dans la pierre.

Mais cette porosité, qui fait la beauté du karst, est aussi sa faiblesse. Les eaux y circulent sans filtre, parfois à grande vitesse, entraînant avec elles tout ce qu’elles rencontrent : hydrocarbures, nitrates, pesticides, engrais chimiques, voire ces polluants dits “éternels” (PFAS) qui s’invitent désormais dans nos nappes, nos sources et nos assiettes. Ce que la roche laisse passer, l’eau emporte – et ce qu’elle emporte, elle le dépose ailleurs, souvent là où l’on croyait être à l’abri. Ainsi, dans un territoire karstique, la pureté d’une source n’est jamais garantie : elle dépend d’un amont que nul ne maîtrise tout à fait.

Certains évoquent même des lacs souterrains entre Saint-Hippolyte-du-Fort, Sauve et ailleurs. Et pourquoi pas ? Les Cévennes en regorgent sans doute, et le cirque de Navacelles est un exemple de ce genre de formations dont le plafond s’est effondré.

Comme pour la fontaine de Nîmes dans les années 1960 ou 1970, des plongeurs-spéléologues ont récemment exploré la résurgence de Sauve, derrière le moulin en contrebas de la ville, là où le Vidourle, après avoir erré dans les entrailles du calcaire, retrouve la lumière du jour. Mais ils n’en sont encore qu’aux portes du royaume invisible.

Un jour viendra, espèrent-ils, où l’on enverra un robot – un engin capable d’aller là où l’humain ne peut, de rapporter des images et de cartographier l’invisible à l’aide de ces « nuages de points » dont on fait aujourd’hui les cathédrales numériques de Notre-Dame ou les tombeaux des pharaons. Car sous nos pieds, un monde entier demeure inconnu, mouvant, parfois dangereux.

Pourtant, ce rêve d’exploration n’est plus tout à fait chimère. Entre Saint-Roman-de-Codières et Quissac, l’Établissement public territorial de bassin (EPTB) du Vidourle mène un travail d’envergure pour comprendre comment circule la rivière dans le karst. On sait qu’elle s’enfouit après Saint-Hippolyte, qu’elle se volatilise sous la plaine de Conqueyrac, et qu’elle ressurgit à Sauve.

Mais entre ces deux points, on ne sait pour ainsi dire rien. Où passe-t-elle ? À quelle profondeur ? Comment compose-t-elle avec l’argile ? Et surtout, reste-t-elle fidèle à elle-même ou s’accouple-t-elle avec le Lez ou le Gardon ?

Les traçages à la fluorescéine et les forages piézométriques se multiplient. On colorie, on sonde, on capte. Les instruments posés dans les pertes et les avens écoutent le moindre frémissement. Dans le Grand Aven de Sauve, les spéléologues plongent, équipés d’un Navscoot – une merveille de robotique conçue à Montpellier, bardée de sonars, de gyroscopes et de capteurs 3D.

Ils avancent lentement, trois heures pour deux kilomètres, dans l’eau noire et glacée, pour cartographier ce labyrinthe liquide. Leurs relevés viendront compléter ceux des ingénieurs de l’EPTB. À leur manière, ils prolongent le travail patient des anciens qui, autrefois, traçaient les circulations d’eau à la main, au prix d’explorations dangereuses et d’intuitions souvent justes.

Cependant, il y a une cinquantaine d’années, une toute autre histoire mit en évidence un lien entre le Vidourle et le Lez. Michel, le gardien de notre tour Saint-Jean, se souvient encore de cette nuit où un conduit d’égout avait explosé en bas de chez lui, à Saint-Hippolyte-du-Fort, à la suite d’une vidourlade. Quelques jours plus tard, Georges Frêche se réveille de bonne humeur, s’approche de sa fenêtre pour prendre un bol d’air frais, mais : « Pouah ! Quelle est cette subite puanteur dégagée par le Lez ? » Irrité à l’extrême, le maire de Montpellier déclencha une enquête qui, à la surprise générale, aboutit… à Saint-Hippolyte.

On imagine les Cigalois tétanisés de voir débarquer Georges Frêche et ses hommes, menaçant de leur coller un procès au cul ; lui, Georges Frêche, juriste de formation, plusieurs fois député de l’Hérault et maire de Montpellier pendant vingt-sept ans, face à nos braves élus du terroir.

Mais cette anecdote rappelle une vérité simple : dans un milieu karstique, rien n’est jamais isolé. Une pollution locale, une fosse septique défaillante, un champ trop fertilisé ou une infiltration industrielle peuvent, à des kilomètres de là, resurgir dans une source dite « pure ». Et si jadis la rumeur portait des odeurs, aujourd’hui, ce sont des composés invisibles – PFAS, hydrocarbures, pesticides -qui voyagent sous nos pieds, franchissant les frontières du bon sens et des bassins versants.

Cette même conscience anime aujourd’hui les spéléologues amateurs du secteur. Pour eux, le Vidourle n’est pas qu’une rivière : c’est un être vivant, un système de réserve dynamique qui relie forêts, vallées et cavités. Là-haut, la végétation retient l’eau comme une éponge ; en aval, les galeries karstiques la relâchent selon leurs caprices. Le karst respire – et parfois, il tousse.

Ce qui passionne les chercheurs, c’est justement cette interconnexion mystérieuse entre bassins. Tout récemment encore, les traçages visaient à comprendre s’il pouvait exister un lien entre le Vidourle et le Lez. Alors qu’il y a cinquante ans, la matière fécale cigaloise retrouvée sous le nez de Georges Frêche en avait déjà fourni la démonstration, à sa manière. Comme quoi, il est parfois utile de consigner les anecdotes.

Derrière l’ironie, le sujet est grave. L’étude engagée par l’EPTB – près d’un million d’euros – doit permettre de mieux gérer la ressource, à l’heure où la sécheresse s’installe, où les besoins en eau s’accroissent, et où l’étalement urbain pousse les grandes villes à puiser toujours plus loin.

Car le Vidourle, polymorphe et insaisissable, relie tout : le sauvage et le domestique, le propre et le souillé, le visible et le secret. Dans un territoire karstique, l’eau ne connaît ni frontières, ni secrets. Ce qu’elle traverse, elle le partage -pour le meilleur comme pour le pire.

Photo : des plongeurs avec un Navscoot, à la résurgence de Sauve. Crédits photographiques : François Desmeures, pour Objectif Gard.

Jeroen van der Goot février 2024 / octobre 2025

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