St-Hippolyte à travers les âges.
La circulation autour de Saint-Hippolyte-du-Fort a longtemps obéi aux mêmes logiques qu’ailleurs : d’abord celles de la nature, ensuite celles des hommes.
On pourrait, à certains égards, tracer un parallèle entre la conquête de l’Ouest américain par les Européens et celle de la Gaule par les Romains – au risque, bien sûr, de prendre l’histoire en cours de route.
Si l’on remonte plus loin encore, on imagine aisément que des peuplades primitives ont occupé ces lieux : d’abord nomades, puis peu à peu sédentarisées avec l’apparition de l’agriculture et de l’élevage.
Comme le rappelle Yuval Noah Harari, ces deux formes d’organisation ne se superposent pas nécessairement : l’élevage peut très bien être nomade, et la sédentarité exister sans agriculture. La révolution du Néolithique, amorcée il y a environ douze mille ans, ne fut pas seulement un changement de mode de subsistance, mais aussi de regard sur le monde : l’agriculteur sédentaire s’est mis à penser qu’il pouvait façonner la nature à son image, plier l’environnement à sa volonté.
Peut-être cette mutation tient-elle moins à la nécessité qu’à une forme de foi – l’exemple de Göbekli Tepe, en Anatolie, où un temple précéda le village, le laisse entendre.
Faisons un saut dans le temps. Vers 3500 avant notre ère, les dolmens de la Grande Pallières, à Anduze, témoignent d’une organisation humaine déjà complexe. On peut supposer que les déplacements suivaient alors les logiques évoquées dans mon article Chemin d’homme vs chemin d’âne, où j’analysais ce que nous apprennent les sentiers. Les coulées de sangliers, ni droites ni sinueuses sans raison, obéissent à une logique d’économie et d’adaptation au relief : elles suivent les courbes de niveau, recherchent l’ombre ou la protection du vent. L’animal compose avec le terrain, là où l’homme moderne tend à le contraindre.
En cherchant à rationaliser l’espace, l’homme a tracé des lignes droites, érigé des ponts, creusé des tranchées. Ces axes ont facilité la circulation, mais souvent au prix d’un certain oubli du relief et du vivant. Cette volonté d’alignement, si propre à notre modernité, tranche avec la souplesse des sentiers anciens, dessinés par la répétition patiente des pas.
Ainsi, d’un côté, les traces animales, souples et patientes ; de l’autre, les infrastructures humaines, massives et linéaires. Ces deux logiques coexistent depuis la nuit des temps. De simples sentiers élargis par le passage sont devenus chemins, puis routes. Et parfois, les anciens tracés ressurgissent, plus justes que bien des cartes.
On peut imaginer qu’un peu partout sont nés de petits regroupements humains : d’abord sous abri rocheux, puis sous forme de cabanes, de fermes, de hameaux. Des populations étrangères ont circulé, parfois se sont établies : ainsi les Volques Arécomiques, venus peut-être des Balkans.
L’oppidum de Mus, près de Sauve, semble avoir été l’un de leurs principaux foyers avant même Nîmes, comme le suggèrent les vestiges préromains identifiés dans le secteur et mentionnés par Ptolémée d’Alexandrie.
Puis vinrent les Romains, qui structurèrent la Gaule en un réseau de voies plus ou moins hiérarchisées, s’appuyant sans doute sur des tracés anciens. Toutes n’étaient pas des via Domitia : il y avait les grandes routes, les voies secondaires, les sentiers.
La route dite « de Nismes aux Rutènes » – reliant le sud du Gard au Rouergue — n’avait rien d’une chaussée monumentale. L’exemple de Mandiargues, que traversait cette voie, en donne une idée : la rue y est étroite, à l’échelle d’un simple chemin empierré.
Si l’on compare ce tracé à celui qui longe les Jumelles et mène à Monoblet, avec son pont et son ponceau, on perçoit ce qu’était cette route secondaire et dans quelle mesure elle a pu être comparable à celle reliant Nîmes au Vigan.
Nous voilà donc à Saint-Hippolyte. La route de Nismes aux Rutènes traversait Croix-Haute, au droit de l’actuelle « ancienne route de Ganges ». On peut penser que le pont submersible actuel a succédé à un gué, ce qui montre qu’on n’était pas sur une voie rapide : il fallait ralentir, jauger le lit de l’Argentesse, passer avec prudence.
Puis le temps a passé. L’Empire romain s’est effondré, les villae gallo-romaines ont été abandonnées, la végétation a repris ses droits. C’est peut-être ce qui explique la mention, dans un texte ancien, d’une forêt de chênes blancs entre l’Église et la tour Planque – forêt dont le bois aurait servi à bâtir ce qui deviendrait Saint-Hippolyte.
Sans doute y avait-il là une villa gallo-romaine, comme semble le suggérer le toponyme de « villa Mirial », conservé par l’actuel centre socio-culturel de la rue Fondeville.
Mais pourquoi cette description évoque-t-elle l’Église et Planque, et non Mandiargues, point de passage de la voie vers le sud, comme l’atteste la planche du diocèse de 1781 ? D’où venait donc ce voyageur qui parlait de se rendre à Lasalle ?
Sans doute faut-il rester prudent : on touche ici aux confins du vraisemblable et de l’anachronisme. À cette époque, » l’Église » n’était pas encore un faubourg de Saint-Hippolyte, puisque le bourg n’existait pas. Et comme la voie reliant Saint-Hippolyte à Pompignan n’apparaît toujours pas sur la carte du diocèse d’Alès de 1781, on comprend que le voyageur devait cheminer à pied ou à cheval, sur des sentiers ou des chemins plutôt que sur de véritables routes.
Reste la question du franchissement du Vidourle à Planque. On raconte qu’on le traversait sur une passerelle faite de bastaings juxtaposés bout à bout. L’image est amusante, mais peu crédible pour le passage de chevaux ou de charrettes. La photo ancienne ci-dessous, montrant un homme visiblement embarrassé par sa bicyclette, suffit à s’en convaincre.
Le vrai passage se faisait donc sans doute au droit des moulins, ou plus précisément au niveau de leur pansière – ce seuil canalisant l’eau vers le béal – aussi appelée « chaussée ».
Quant à l’Église, on la présente volontiers comme un lieu providentiel où les Cigalois réfugiés au castellas du « Vieux Saint-Hippolyte », au Puech de Mar, seraient descendus après les troubles, donnant ainsi au lieu son nom symbolique.
Mais il est tout aussi possible qu’ils aient simplement réoccupé une ancienne ferme gallo-romaine, comme ils ont pu le faire à Planque, Croix-Haute, Mandiargues, Malataverne ou Mirial, en réutilisant les pierres des villae pour fonder de nouveaux hameaux.
On peut aussi supposer que la route reliant Saint-Hippolyte à Anduze et à Alès est, elle aussi, d’origine très ancienne. La présence d’un moulin hydraulique – aujourd’hui disparu – entre la rue Basse et le faubourg du Vidourle semble en témoigner. Ce moulin favorisait le passage à gué : dans cette zone karstique, le Vidourle se réduit souvent à un mince filet d’eau, qualifié de « ruisseau du Vidourle » sur certaines planches anciennes. Le béal du moulin Mirial allait d’ailleurs chercher l’eau bien en amont, là où elle coulait encore en surface, pour la restituer en aval du gué. On pouvait ainsi espérer franchir la rivière presque à sec.
Les allusions d’André Peyriat aux bœufs du faubourg aidant les voyageurs à traverser pourraient renvoyer soit à une période ancienne – montrant que le dispositif n’était pas parfait -, soit à l’époque de l’abandon du moulin Mirial – révélant alors toute l’ingéniosité d’un tel système. Faute d’accès à ses archives, il est difficile d’en décider.
C’est dire combien la trame du territoire actuel s’appuie sur celle, plus ancienne, des implantations gallo-romaines, elles-mêmes héritières de logiques encore antérieures. L’urbanisme de Saint-Hippolyte conserve des indices de cette continuité : l’étrange chicane entre la rue de Croix-Haute et le pont de Montpellier, par exemple, ne s’explique que si la voie antique, parfaitement droite, se prolongeait jadis vers la villa Mirial, en traversant l’Argentesse par un gué aujourd’hui disparu.
Illustration : une voie romaine (Crédits photographiques : Philippe Saint-Marc)
Jeroen van der Goot octobre 2025